La route logique

13 novembre 2015 by Julian in Journal 5 comments
La route logique

Voilà presque trois mois que nous avons pris possession du bateau, et deux mois que nous sommes partis. Le rythme s’installe : celui des navigations, des escales, et tout semble se passer pour le mieux. Mais la vie serait bien trop simple si tout se passait exactement comme nous l’avions prévu ! Transatlantique sous les alizés, Caraïbes, Panama, Tahiti… une route sous les tropiques, en eaux turquoises et vents établis.

Sauf que depuis le départ, avec Roxane nous trouvions que quelque chose ne tournait pas rond. De discussion en discussion nous n’arrivions pas à mettre le doigt dessus. Roxane commençait à avoir le blues, les adieux trop pressés au départ de Genève ont visiblement laissé un vide où commençaient à s’installer les regrets. Le voyage en voilier semblait ne pas répondre à ses attentes de découverte, elle se sentait malheureuse et pas à sa place. Elle attendait avec impatience notre arrivée sous les tropiques, dans lesquels elle plaçait tous ses espoirs.

Le bateau fonçait d’escales en escales,  des navigations simples et confortables, des paysages somptueux, des pays accueillants.

Et puis un jour, le bon endroit, le bon moment, nous comprenons. Tout va beaucoup trop vite. En mer, tout est dicté par la météo, et notre itinéraire également. La saison des cyclones aux Caraïbes s’étend de juin à novembre. Il faut donc avoir quitté le secteur fin mai pour être en juin à Panama. Cette contrainte ne nous laissait qu’un mois dans chaque pays que nous souhaitions visiter : Maroc, Cap Vert, Iles vierges, Cuba, USA.

Depuis notre Suisse chérie et derrière notre Macbook Air, un mois dans chaque pays, mais quel luxe ! De ma vie de salarié ou d’entrepreneur, jamais plus de trois semaines de vacances s’étaient succédées !

Hors, le temps du marin n’est pas celui du citadin. Une fois le stress évacué, on se rend compte que le rythme naturel du corps humain n’est pas celui du travailleur occidental. Celui de la mer non plus : on ne part pas quand on veut d’une escale, il faut attendre la bonne fenêtre météo, les vents favorables, la diminution de la houle. L’arrivée n’est pas non plus immédiate, il nous faut en moyenne quatre jours : le premier on dort, les quarts de nuits sont fatigants ! Le second, on fait le ménage et la lessive, le troisième les courses, et le quatrième le bricolage sur le bateau (permenent !).

Parfois, la fenêtre météo favorable pour partir arrive déjà le cinquième jour ! Et nous voilà en mer, sans même avoir pu visiter coins et recoins.

Sans s’en rendre compte, la première chose que nous avons sacrifiée pour tenir ce planning est l’improvisation. Avec un planning aussi rythmé, impossible de rester plus longtemps là où nous sentions bien, impossible de rajouter une escale dont les gens nous parlent avec enthousiasme, impossible de laisser place à la folie de donner un coup de barre à droite pour s’arrêter dans un endroit inconnu.

La seconde chose que nous aurions dû rapidement sacrifier étaient les visites de nos familles et proches à bord. Car pour chaque semaine passée à bord, cela nous en nécessite au minimum une en amont et une en aval pour être à une date donnée à un point donné : la météo décide toujours à notre place…

Hors l’aventure sans la folie n’est plus l’aventure, et  la liberté sans le partage bien trop terne. Et un tour du monde à la voile n’est en réalité pas une succession de vacances de trois semaines…

Mais alors, que faire ?

Il existe une solution à ce problème : retrouver le temps. Pour retrouver le temps, il faut éviter les zones de cyclones et leurs saisons. La solution, elle, est dans ma tête depuis le début… rejoindre Tahiti par le Cap Horn.

En traversant vers le Brésil plutôt que les Caraïbes, nous ne serions plus pressés par le temps. Nous pourrions rester plus longtemps au Maroc, rajouter les Canaries au programme, et savourer le Cap Vert. Même se payer le luxe de rentrer une semaine en Suisse. La descente jusqu’à la Terre de Feu se ferait en un an, permettant à la liberté de nous envahir.

Cependant, une telle décision n’est pas si aisée.

Pour Roxane, l’itinéraire rassurant devait passer par la chaleur des tropiques. Descendre trop au sud était une crainte depuis le début, et à ce stade du voyage lui semblait irréalisable : les sacrifices d’un départ de Suisse ne s’échangeaient pas contre du froid, du vent et de la pluie. Une condition sine qua non. Pour moi, même si cette solution logique est connue depuis longtemps, l’emprunter relève d’un réel défi de part la complexité et le risque de ces navigations sous hautes latitudes. Commencer quelques années au chaud dans la régularité des alizés était bien plus sécurisant, nous permettant de mieux prendre en main notre voilier et acquérir l’expérience nécessaire avant de s’attaquer aux zones plus musclées.

Descendre au sud serait une vraie prise de risque, mais maintenant c’est sûr, le voyage à un rythme effréné est la cause de notre problème. Après plusieurs jours de réflexions et de discussions, Roxane a acquis la certitude que ses attentes face au voyage seraient comblées non pas par le choix de destinations ensoleillées, mais plutôt par le temps à consacrer aux escales. Se laisser vivre. Un matin, elle vint vers moi et me dit « Je veux qu’on prenne la route logique », en rajoutant que les tropiques à cent à l’heure ne la rendraient pas plus heureuse. De mon côté, les choses n’étaient pas si simple : en serions nous capable ? Ces navigations sont-elles si difficiles qu’on le dit ? Allons nous tenir le coup ?

Après le Brésil, ce serait Uruguay et Argentine, avec Buenos Aires en tête, avant d’engager la descente vers les 40èmes rugissants puis les 50èmes hurlants. Le passage du Cap Horn ne serait pas obligatoire, mais pourrait être un sacré challenge à relever.  Nous nous faufilerions ensuite dans les canaux de Patagonie et leurs glaciers, pour ressortir sur l’ile de Chiloé dans le Pacifique. Ile de Pâques et Pitcairn seraient nos escales avant d’atterrir sur l’archipel sauvage des Gambier en Polynésie.

Ainsi nous gagnerions du temps, mais aussi de l’aventure ! Beaucoup plus baroudeuse, loin des sentiers battus, cette route est mythique : celle de Magellan, des cap-horniers et des explorateurs des siècles passés. Quel beau défi pour deux jeunes navigateurs inexpérimentés…

Au fond, l’aventure, c’est bien pour cela que je suis parti. Après de longues réflexions, c’est décidé : nous chausserons notre plus grand courage, et emprunterons la route logique. Et puis Frank et Marleen nous avaient offert le pavillon Chilien lors du baptême du bateau, il faudra bien s’en servir un jour !

Du fond de ses membrures, il y en a un qui se réveille aussi. Notre voilier qui s’était déjà mis au rythme des alizés va finalement vivre la vie pour laquelle il est taillé.

5 comments on this post

  1. Roman
    13 novembre 2015

    La vraie liberté est de pouvoir décider chaque jour différemment et ce texte en est une définition… Que la liberté vous accompagnent jusqu’au bout!

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    • Julian
      14 novembre 2015

      Je crois que nous commençons tout juste à l’entrapercevoir et à lui laisser la place nécéssaire ! Prochaine étape, supprimer parcours, itinéraires et dead-lines pour se laisser bercer à son rythme Le seul rempart à cette liberté sera notre curiosité d’aller voir ailleurs que le chemin qu’elle aura dessinée pour nous 🙂

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  2. Jacques et Evelyne
    20 novembre 2015

    Les véritables marins sont bien ceux qui savent changer leur cap.
    J’en connais un qui a des moustaches et qui a radicalement changé de cap pour passer de l’élevage des contrats Forex Swaps à la fabrication des pruneaux.
    Et la vie est bien là pour nous prouver chaque jour que le changement de cap n’est pas une maladie honteuse – c’est une chance à saisir.
    Bravo et continuez d’alimenter nos soirées, l’hiver s’en vient et devant la cheminée, c’est un plaisir de vous lire.

    Et un jour … Mars ?

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  3. Pé et Mé
    23 novembre 2015

    La vie est une belle aventure où l’on décide parfois de la direction et pas toujours du chemin.

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  4. MILK
    23 novembre 2015

    YEAH! Bel article, bel plume.
    On espère vous rejoindre quand notre « météo » sera plus clémente 🙂

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