Beauté de Patagonie

25 décembre 2017 by Julian in Journal Reportages Vidéos 8 comments
Beauté de Patagonie

Complexe.

La beauté de la Patagonie est complexe.

Nous sommes en Septembre à l’heure où je commence à écrire ces lignes; et voici maintenant cinq mois que je dérive dans les canaux, d’Ushuaia à Chiloé. Il y a deux ans déjà, je rencontrais Frank et Marleen et sillonnait pour quelques jours le canal Beagle sur leur Ovni 365. Première rencontre avec ce monde à part, ses glaciers, ses vallées, son isolement, sa nature réduite à son minimum, qui déjà me laissait… perplexe.

La beauté de Patagonie s’insinue en vous, se nourrit, grandit, mais on dirait que jamais véritablement elle ne fleurit.

Canal Beagle

En revenant deux ans après naviguer sur le canal Beagle, j’ai cru voir bourgeonner cette beauté. C’est revoir ces endroits, cette fois avec mon propre bateau, revivre ces glaciers, ces montagnes, ces toutes petites criques souvent très bien protégées appelées ici caletas, que j’ai savouré, et cru saisir, l’indomptable beauté de l’endroit. Tout avait pris de la matière dans mon esprit en deux ans, les couleurs maintenant avaient plus d’éclat, le froid était saisissant, l’eau de la transparence, les lumières de l’épaisseur. Peut-être était-ce de connaitre le prix de cette beauté qui m’a permis de l’apercevoir. D’avoir mené mon embarcation jusqu’ici, avec tout le stress et les doutes qu’un homme sans expérience de la mer peut ressentir dans les 50èmes hurlants, inhospitaliers, avec son train incessant de dépressions violentes.

Parti début Avril de Puerto Williams, le village le plus austral du monde, les jours se suivent tout comme les découvertes merveilleuses. Mais une fois le Beagle derrière moi, voici que le livre se referme, les couleurs s’estompent à nouveau, la monotonie revient. La navigation est lente, environ trente kilomètres par jour, d’abris en abris, de pluie en pluie, de dépression en dépression.

Une tempête toutes les trente-six heures, des vents entre trente et cinquante noeuds toutes les vingt-quatre heures. Des courants, des roches, des cartes marines fausses, des vallées et des montagnes qui accélèrent le vent jusqu’à créer des colonnes d’embruns tourbillonnants de plus de quarante mètres. Pas d’assistance, pas d’autres bateaux pendant des semaines, du froid jusqu’à moins dix degrés, de la pluie jusqu’à 4000mm par an (800mm pour la France), de la neige, du brouillard, des orages, le pont gelé ou verglacé, le bateau humide et moisissant. Et la route est longue, plus de trois mille kilomètres à parcourir ainsi, en grignotant chaque jour un pas dérisoire à l’immensité, en restant bloqué une à plusieurs nuits dans chaque caleta, lui faisant systématiquement perdre son éclat ; le temps que passe la ou les tempêtes, parfois jusqu’à quatre d’affilée restant ainsi plus d’une semaine sans bouger.

Mais quelle est la clé de ce désert…

Je pense à Saint Exupéry. Je me plonge dans Vol de Nuit. Je repense à Terre des Hommes, à ces pilotes pionniers des premières lignes aéropostales où chaque tronçon gagné aux Andes et ses tempêtes rapprochait le courrier de l’Europe.

Je repense à Guillaumet arrachant pas à pas sa vie de ces mêmes glaces après le crash de son avion pas si loin d’ici…

Puerto Natales

En arrivant à Puerto Natales après six semaines de navigation, je suis épuisé. Un tiers seulement du chemin de parcouru. Je me sens perdu, vidé, sans force. L’enjeu me fait peur, je ne me sens pas à la hauteur. Je m’en veux d’être venu ici. Je me demande pourquoi j’ai choisi la difficulté alors que Panama et son canal, unique et régulier lui, me tendait les bras. Je me sens anéanti et incapable de surmonter la suite du voyage. J’ai perdu toute envie hormis celle de fuir. Je me conforte en rêvant de Polynésie, de lagons et d’eau turquoise. Je me languis du Brésil et du charme sucré et langoureux des gens qui me manquent. Je rêve d’abandonner le bateau et de partir. Je suis enfermé dans ces montagnes…

Et puis une dépression monstrueuse approche… des vents jusqu’à soixante-dix noeuds sont prévus. Là c’est le coup de trop. Je craque.

J’ai laissé le bateau seul à son ancre affronter la tempête. Il n’y a pas de port en Patagonie. J’ai sauté dans un bus. Bloqué par les Andes, ce qui était une tempête dévastatrice au Chili à crée un magnifique tableau de couleurs ici, de l’autre côté, en Argentine. Je me suis enfui. Depuis la vitre du bus, je vois la pampa enneigée. La route interminable se faufile entre les collines où le jaune paille des hautes herbes se fond dans le blanc de la neige. Le soleil irradie les plaines et les lacs d’une parfaite harmonie.

Le calme revenu, je rentre au bateau deux jours plus tard. Alors c’est ça qu’il reste une fois qu’on a craqué, qu’on a franchi la ligne rouge de ses limites : une vaste pampa blanche de neige baignée par le soleil, et des lacs de jade et d’émeraude parsemés du seul pâle et poétique rose des flamands.

L’unique solution pour me sortir d’ici, de ces canaux, c’est de changer ma façon de voir les choses. Je n’ai pas le choix… je dois sortir le bateau d’ici, je dois me sortir d’ici.

Patagonie, douce Patagonie, rude Patagonie, froide Patagonie… es-tu jalouse ? Seule ou abandonnée ? Ressens-tu l’injustice, la trahison ou la colère ?

Pourquoi ces canaux tentaculaires, ces labyrinthes interminables, sinon pour forcer le voyageur à se perdre et ainsi passer le reste de sa vie à t’admirer ? Pourquoi entre chaque tempête, transformes-tu tes noires eaux en miroirs, si ce n’est pour te contempler ?

Ô, narcissique Patagonie, de ton désert tu ne laisses pousser qu’une frêle petite fleur, qui comme une veilleuse empêche la flamme de s’éteindre.

Ô manipulatrice Patagonie, tu nous gèles le sang de ta glace, nous inondes de tes pluies et nous fouettes de tes vents, pour nous laisser, juste l’espace d’une accalmie, d’un faible souffle te dire que tu es la plus belle.

Mais pourquoi es-tu si dure, Patagonie, tranchante comme une princesse mal aimée qui terrorise ses sujets ?

L’escale à Natales durera presque un mois et aura permis de reprendre des forces et du recul. Nous frayant un chemin entre flamands et cygnes à col noir, nous quittons notre mouillage pour retourner dans les canaux. Allant toujours plus au Nord, voici maintenant encore un nouveau défi : cette pluie abondante, interminable et incessante. Le bateau n’est plus seulement froid, il est humide. 95% d’humidité en moyenne : les parois dégoulinent, le plafond dégouline, les cloisons moisissent, les vêtements dans les placards moisissent, les chaussures, les matelas, tout moisit. Impossible de renouveler l’air, il ne cesse de pleuvoir, des jours et des semaines…

Vers le Nord

Mais heureusement, plus on remonte, plus le vent diminue. Les jours de calme se succèdent, permettant d’avancer. Chaque nuit, une caleta différente, plus belle et plus calme que la précédente. Le bateau est amarré en pleine nature, contre la roche, dans les arbres, parfois aux buissons. On se faufile dans des couloirs d’eau entre les arbres, la nature fournit mille abris tous plus spectaculaires et enchanteurs les uns que les autres. Malgré le froid, l’humidité, je savoure enfin le calme et la plénitude de ces caletas. Elles ont toutes une âme, une personnalité. Elles rappellent toutes un sentiment, une émotion. La douceur, la beauté, le sauvage ou le précieux, le sublime, le paisible, la grandeur ou la petitesse. Parfois des oiseaux, des phoques, ou des dauphins. Parfois la neige, ou la glace qui dérive jusqu’au mouillage. Parfois un ciel dégagé, un coucher de soleil aux cent nuances de couleurs imperceptibles, durant des heures et des heures, du fait des latitudes élevées.

Paradoxalement à l’envie de sortir des canaux une bonne fois pour toutes et qu’enfin tout cela se termine, commence à se mêler l’envie d’y rester encore plus longtemps. La sensation d’aller trop vite. L’envie de découvrir encore plus de coins et recoins, de glaciers, de forêts, de falaises, cascades et lacs haut perchés est plus forte. D’aller encore moins vite, de se laisser se perde, d’aller voir là-bas, de sortir des clous pourquoi pas, et d’aller explorer par soi-même ces fjords non cartographiés.

Car au fond… on y est bien dans ces caletas. La vie passe lentement, paisiblement. L’harmonie avec la nature est complète. Pas de routes, pas de maisons. Pas de villages, pas de bateaux. Personne, rien que nous, des heures des jours et des semaines. Des mois. Les animaux sont le quotidien, jamais effrayés, plutôt curieux même. Les feux de camps sur la terre ferme, avec la visite des loutres de mer qui aimeraient bien goûter ce qui grille sur les flammes. Les pingouins qui nagent autour du bateau, les rapaces qui tournent en rond entre les cimes. Le temps de lire, le temps de rêver. Le temps de penser, de s’imaginer, de contempler.

Et c’est ainsi que le piège se referme… alors c’est donc pour ça que Frank et Marleen sont restés cinq ans… que les Italiens Mariolina et Giorgio (qui ont rédigé le si précieux guide de navigation en Patagonie) sont restés plus de dix ans. Alors c’est pour ça qu’à Puerto Montt, certains refusent les îles turquoise du Pacifique et font demi-tour…

La Peur

J’ai vécu la terreur dans ces canaux. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur. Ce qu’avant j’appelais peur, n’était en réalité qu’une légère gêne passagère. J’ai eu les os qui se sont glacés de peur. J’ai vu mon corps se décomposer, j’ai vu mon âme m’abandonner. J’ai vu mes jambes fuir le danger. J’ai compris ce que voulait dire « responsabilité ». J’ai compris que je n’avais jamais osé aller voir de l’autre côté de la colline, celle qui sépare l’enfance de l’âge adulte. Je pèse maintenant le poids de chaque mot de la phrase de Brel : « Finalement, finalement, il nous fallut bien du talent, pour être vieux sans être adultes ».

Durant ces cinq mois, j’ai beaucoup lu, beaucoup pensé. J’ai découvert le bouddhisme à travers un livre et cette vision de l’égo, ce petit être capricieux enfermé en nous et que l’on aime tant nourrir à foison en occident. J’ai pensé à ma condition d’homme blanc. J’ai pensé aux peuples premiers, j’ai pensé aux croyances. J’ai pensé au Indiens de la Terre de Feu et de Magellan. Je me suis trouvé tellement ridicule à être terrorisé dans mon bateau en aluminium, avec ma technologie et mes contrats d’assurance, alors que même pas cent ans avant, les Yagans, Selk’nam ou Kawéskar, ces ethnies millénaires que nous sommes venus exterminer, vivaient dans ces mêmes conditions terribles à se balader presque nus dans des canoës en bois. J’ai pensé à ces rituels de passage à l’âge adulte, quand encore enfants ils partaient seuls de longues semaines dans la nature, affronter la peur, le danger et la solitude, et en revenaient des Hommes.

J’ai compris que je ne m’y prenais pas de la bonne manière. Jamais jusqu’à maintenant je n’avais été confronté à la peur, car nos sociétés nous en empêchent ou du moins, ne nous y encouragent pas. Le monde permet toujours de s’en protéger. Il nous enveloppe d’un doux confort, nous berce de certitudes. On trouve toujours branche à laquelle se raccrocher pour ne pas affronter ses peurs, il y aura toujours quelqu’un ou quelque chose pour nous conforter, nous réconforter, nous excuser. Même, surtout, de fausses croyances.

Mais seul dans la nature, dans l’inconnu, livré à soi-même, le décor tombe, les chimères s’envolent, et on se retrouve seul face à soi, à ses responsabilités. On se retrouve seul face à ses erreurs, à sa fragilité. Les mécanismes de défense ne marchent plus, il n’y a plus de branches, il n’y a plus de dogmes auxquels se raccrocher ou de tissu social. A ce moment là, on voit ce qui est vraiment, qui on est vraiment. On cesse de se battre contre les éléments, on cesse de choisir, de décider. On cesse de vouloir. On n’a plus d’autre choix que de laisser les choses aller, et d’arrêter de ramer contre le courant. Quel long désapprentissage…

Alors on repart, serein, en acceptant de contempler, en se fondant dans le paysage, en lâchant prise. En s’adaptant, en glissant, en se faufilant. En arrêtant de se battre, en regardant la réalité nue. En acceptant.

Ainsi l’esprit se vide. On est seul, sans rien d’autre que ses bras et ses jambes. On s’assoit. On respire. On voit ces cimes enneigées. On voit ce soleil. On sent sa chaleur à travers les vêtements. On voit le cristal de l’eau et ses fonds colorés. On se laisse tomber en arrière, dans ces tapis de mousses si épais qu’ils nous font rebondir. On entend le ruisseau à côté alors on va y boire son eau. On contemple la glace lentement dériver sur l’eau. On se lève. On voit le gris profond du granit. On marche dans cette nature qu’on n’avait pas vraiment vue. On voit la richesse, la foison, dans le petit, le détail, chaque petite feuille, chaque petite baie ou minuscule brindille. Les mousses et lichens collés aux troncs, aux roches prennent éclat et texture. Elles se teintent de mille et une couleurs et autant de nuances. On voit le ciel. On voit la terre, l’eau et le feu. Tout autour de soi prendre forme et s’illumine. On se sent enveloppé dans quelque chose de si grand, de si précis, si délicat, et si parfait. Allongé les yeux au ciel, enveloppé dans cette beauté, il ne reste plus que les étoiles qui guident un chemin vers l’infini.

Mais qui es tu, Patagonie, sinon le miroir de l’âme de celui qui te contemple ?

8 comments on this post

  1. Le Disqué
    25 décembre 2017

    Subjuguée par votre récit et votre talent. À un moment où précisément nous discutons de la route à prendre après les Caraîbes, bien que ce soit encore lointain pour nous. Merci de ce précieux témoignage.
    Dominique

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    • Julian
      28 décembre 2017

      Merci Dominique pour votre commentaire, c’est très encourageant ! Je ne peux que vous recommander de venir en Patagonie, vous ne le regretterez pas. Le guide nautique des italiens « Patagonia & Tierra del fuego » est très complet et une excellente manière de se projeter pour décider de venir ou non. Vous verrez, le problème sera plutôt d’en repartir ! Cela a été une épreuve pour moi principalement de part mon manque d’expérience de marin. Y retourner maintenant serait bien différent. Bonnes navigations à vous, et peut être à bientôt sur les flots !

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  2. Jean-Louis CHATELAIN
    25 décembre 2017

    Julian, ce récit est mon cadeau de Noël… Il m’inspire quelques réflexions frappées au coin du bon sens, d’un peu de sagesse payée au prix de l’expérience plus ou moins heureuse… Chaque homme est à la recherche de la vérité, c’est-à-dire sa vérité car celle-ci est relative. Chaque homme a besoin de son rituel du passage. La Patagonie a été, à l’évidence, ton passage. Ton expérience de la peur est particulièrement révélatrice de la véritable carence de notre société occidentale actuelle par rapport à cette réalité de la peur. Un mot récent de Finkielkraut, qui a classé la génération d’après-guerre de « dispensés d’héroïsme », traite de ce sujet pour en suggérer le corolaire: Les « civilisés » d’aujourd’hui sont impuissants face au vrai danger, à l’image du citadin largué dans la nature dans l’incroyable film « délivrance » de John Boorman. L’autre sujet à réflexion, à la lecture de ton texte, est celui de la sortie de l’enfance. Et de mon point de vue on peut ne pas se remettre davantage d’une enfance heureuse que d’une enfance volée. Où que tu te trouves Je te souhaite un belle fin de journée de Noël, fête chrétienne paganisée par nos sociétés mercantiles et symbole de la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.
    Le parrain de Wallis

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    • Julian
      28 décembre 2017

      Merci beaucoup Jean-Louis, ta présence depuis le début compte beaucoup. J’ai de la chance d’avoir un parrain aussi investi et avec qui pouvoir échanger ces épreuves et réflexions ! Je te souhaite de Joyeuses Fêtes, à toi et tes proches, et te dis à très vite depuis le Pacifique.

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  3. Gerald Fiquet
    28 décembre 2017

    « Dans cette partie du monde, il y a peu de capitaines de bateaux de croisière qui aient les capacités maritimes, techniques de descendre, parce que, là, ce n’est pas du train-train, ça demande d’improviser, ça demande de comprendre la mer, ça demande d’être vraiment un bon marin pour commander dans ces zones. C’est du vrai voyage sur les traces des gens qui ont eu tellement de force, de courage et d’invention que, même pour moi, c’est très émouvant de passer là. » Olivier de Kersauzon.

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  4. Roro
    1 janvier 2018

    Quelles aventures… extérieures et intérieures.
    Continue, tu es sur le bon chemin… ou biennnnnnn?
    La vidéo est réussie, pas d’ennuis et belles textures!

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  5. Jacques Pochat
    1 janvier 2018

    Julian, tes récits respirent un vécu, une réalité inaccessible et pourtant tellement bien aboutie.
    Je me suis permis d’en faire une lecture à mes petits enfants. Je les avais habitués, petits, à des histoires improvisées, parfois mêlées des aventures d’Ulysse, et j’avoue que la lecture de tes 50èmes rugissants les a plongés dans un étonnement et une admiration sans limite. J’ai cru voir leurs yeux sortir de leur orbite.
    Tu as du courage, et tu as de la chance de savoir gérer ce courage.
    On te suit, et c’est un immense plaisir de recevoir des news de bleu de perse, on les attend comme on attend une lettre de la poste.
    Je te souhaite de poursuivre ton aventure avec toujours les mêmes d’émotions.
    Merci de nous les faire partager avec tant d’intensité.
    Jacques – Evelyne

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  6. Laurita
    21 janvier 2018

    Heureuse de lire un nouvel article de toi. J’aime qu’ils soient beaux et complexes, et qu’ils ne glamourisent rien, mais laissent à réfléchir. Merci 🙂

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